Château de Jagua
Sur la côte sud de Cuba, à l’embouchure de la baie de Cienfuegos, le château de Jagua ou Castillo de Jagua se dresse fièrement face aux flots des Caraïbes. Cette imposante forteresse militaire, construite au XVIIIe siècle, incarne la réponse stratégique de l’Empire espagnol face aux incursions de pirates et de corsaires dans les Caraïbes. Moins connu que le Castillo del Morro de La Havane, le château de Jagua offre pourtant un cadre spectaculaire et chargé d’histoire, au cœur d’un site encore préservé du tourisme de masse.
Une construction pour contrer la piraterie
Avant même la fondation de la ville de Cienfuegos en 1819, la baie qui porte son nom était déjà convoitée pour sa position stratégique et ses conditions naturelles favorables au mouillage. Dès le XVIIIe siècle, pirates, flibustiers et corsaires (venus de Jamaïque, d’Angleterre ou de France) y faisaient escale pour ravitailler leurs navires en eau, nourriture ou marchandises, menaçant les routes commerciales espagnoles transportant sucre, tabac, bois et cire. La baie de Jagua servait alors de point d’appui à la contrebande. Malgré plusieurs tentatives de fortification par la couronne espagnole, aucune n’aboutit avant le XVIIIe siècle.
Face à l’intensification des attaques de pirates et aux tensions croissantes avec la Grande-Bretagne, le roi Philippe V d’Espagne décide de fortifier l’entrée de la baie de Cienfuegos. Le projet de construction d’une forteresse militaire est confié à l’ingénieur militaire français José Tantete Dubruller (ou Duvillier). Certaines sources évoquent des fondations préliminaires posées dès 1729 par l’ingénieur Bruno Caballero y Elvira, mais ce n’est qu’en 1738 que les travaux débutent officiellement. Pendant environ 7 ans, esclaves, soldats et artisans locaux participent à l’édification de cette forteresse en pierre calcaire.
L’ouvrage est achevé et inauguré en 1745, sous le nom de Castillo de Nuestra Señora de los Ángeles de Jagua. Ce nom associe la tradition catholique espagnole et un héritage linguistique aborigène, encore perceptible dans de nombreux toponymes de la région.
Un rôle stratégique dans la défense cubaine
Une fois terminé, le château de Jagua devint la 3e forteresse la plus importante de Cuba, après le château del Morro à La Havane et San Pedro de la Roca à Santiago de Cuba. Il devait repousser les incursions pirates, dont celles de figures célèbres comme Francis Drake, Jacques de Sores, Juan Morgan ou Lorenzo Craff.
La forteresse était dotée de dix canons de gros calibre :
- 4 canons de 18 livres au niveau supérieur
- 4 canons de 24 livres au niveau inférieur
- 2 canons de 8 livres au niveau inférieur
Le premier commandant en poste fut Don José Castilla Cabeza de Vaca (ou Don Juan Castilla, selon les sources). Il contribua également au développement économique local en établissant le premier moulin à sucre de la région (hacienda de Caunao, appelée “Nuestra Señora de la Candelaria”).
En outre, malgré ses équipements, la forteresse ne parvint pas toujours à dissuader les pirates, qui continuaient d’exploiter la baie. Cependant, la plupart des attaques furent repoussées, et le château joua un rôle crucial, notamment en 1762, en servant de poste de commandement espagnol lors de la brève occupation britannique de l’île.
Architecture et spécificités du château
Le château de Jagua est un chef-d'œuvre de l’architecture militaire du XVIIIe siècle à Cuba, mêlant influences européennes médiévales, renaissantes et adaptations américaines. Conçu par José Tantete D., il reprend les principes du célèbre ingénieur français Sébastien Le Prestre de Vauban, alliant formes géométriques, intégration paysagère et stratégie défensive.
Le fort fut édifié avec de la pierre calcaire taillée, extraite des carrières de Pasacaballo, et possède une structure quadrilatère, massive et cubique, avec deux niveaux principaux. Il est surmonté d’une tour à coupole semi-sphérique, comparable à un œil de guet veillant sur les eaux paisibles de la baie. Le tout est implanté sur une colline à l’entrée du goulet de la baie de Cienfuegos.
L’accès au château se fait par un pont-levis en bois, toujours fonctionnel, qui enjambe un fossé sec. L’entrée principale est marquée par une porte rectangulaire surmontée d’un arc, menant à une cour centrale autour de laquelle sont disposés les différents espaces : dortoirs, cachots, chapelle, entrepôts, cuisine…
À l’angle de la place d’armes, deux tours de guets cylindriques (guérites) offrent des vues dégagées sur la baie. Le fort est également doté :
- De murailles épaisses
- De meurtrières
- D’une tour de guet cylindrique avec dôme
- D’un puits
- D’un escalier en colimaçon reliant les étages
- D’une citerne capable de stocker 100 m³ d’eau.
Tous ces éléments soulignent l’attention portée à la défense et à l’autonomie de la structure.
Parmi les pièces conservées, le bureau du commandant attire l’attention avec son mobilier de style Renaissance espagnole, son coffre sculpté, sa table en marbre, et une panoplie d’armes blanches. Il est aussi possible de visiter l’ancienne chapelle, décorée d’une fresque murale considérée comme la plus ancienne de la province de Cienfuegos.
Le clocher avec sa cloche est un élément singulier : il s’agit d’un cadeau du capitaine Alejo Gutiérrez Rubalcava (navire San Antonio de Padoue) à Doña Leonor, épouse du premier commandant du château, Don José Castilla Cabeza de Vaca.
Un musée à ciel ouvert
Depuis 1998, le château est officiellement un musée historique. Il abrite une collection variée retraçant l’histoire navale de la région, les attaques de corsaires, la fondation de Cienfuegos et la conquête espagnole de Cuba. Les expositions présentent :
- Des maquettes, armes anciennes, pièces d’artillerie
- Des objets en céramique et majolique venus d’Espagne
- Des documents sur la construction du château
- Des ressources ethnographiques, notamment des outils de pêche traditionnels.
Une section poignante est dédiée à la cellule de torture, avec ses menottes, chaînes et la méthode dite de “la goutte froide”. Cette dernière est une torture consistant à immobiliser le prisonnier pendant qu’une goutte d’eau glacée tombait régulièrement sur son front.
Restauration et valorisation patrimoniale
Déclaré monument national cubain en 1978, le Castillo de Jagua est aujourd’hui l’un des symboles emblématiques de la ville de Cienfuegos. Le château a connu plusieurs campagnes de restauration, dont une importante entre 1922 et 1923, qui a modifié certains éléments de l’édifice. Dans les années 1990, un musée et un restaurant y ont été aménagés, bien que seul le musée reste accessible. Une rénovation plus récente a démarré en 2010, visant à préserver l’édifice pour les générations futures.
La légende du fantôme de la Dame bleue
Le Castillo de Jagua est aussi célèbre pour sa légende mystérieuse : celle de la “Dama Azul” (la Dame bleue). Depuis des siècles, les habitants affirment avoir vu apparaître le spectre d’une femme vêtue d’une robe bleue, errant la nuit entre les murs du fort. Certains prétendent qu’il s’agirait du fantôme d’une jeune Espagnole enlevée par des pirates, d’autres pensent à une âme en peine liée aux esclaves ayant participé à la construction du fort. Cette légende alimente l’imaginaire local et confère au lieu une aura particulière, entre réalité historique et récit populaire.
Informations pratiques
Le château de Jagua est accessible en ferry depuis le port de Cienfuegos, avec une traversée d'environ 30 minutes offrant de superbes vues sur la baie. Ouvert du mardi au dimanche entre 8h et 18h, il se visite pour environ 3 CUC, avec parfois des visites guidées proposées. Le lieu, rarement bondé, permet une découverte paisible et immersive, idéale à la demi-journée.
Par ailleurs, depuis la forteresse, on aperçoit les vestiges de la centrale nucléaire de Juragua, construite en 1976 en partenariat avec l’URSS mais jamais achevée. Non loin, le petit village de pêcheurs de Castillo de Jagua invite à savourer des fruits de mer frais dans une ambiance simple et locale.
